Prévoir l’impact des matériaux au-delà de l’urgence humanitaire
Qu'est-ce que le design humanitaire dont vous revendiquez la pratique ?
Précisons d’abord que c’est une forme de design industriel, orientée donc vers la diffusion de produits et d’objets fabriqués en série et non pas vers la valorisation des marques. De ce fait, nous sommes conduits à intervenir, très en amont, dans des projets industriels. Mais de manière beaucoup plus « intrusive » que nos confrères qui ne travaillent qu’avec les industriels.
C’est là en effet que les spécificités du monde humanitaire nous obligent à modifier notre approche.
En quel sens ?
Dans les différents secteurs industriels, le designer se trouve généralement face à un seul donneur d’ordre, le fabricant, représenté par quelques interlocuteurs issus de son bureau d’études, donc tous compétents en matière de conception. Rien de tel dans le secteur humanitaire qui est beaucoup plus atomisé. D’où la difficulté à concevoir et faire évoluer les produits, objets et équipements indispensables à ses missions. Une ONG ou une organisation internationale semble être l’interlocuteur privilégié d’un designer pour mener à bien ses projets. Ce n’est pas forcément le cas car il n’y a pas d’interlocuteur unique. Nous devons prendre en compte les exigences de tous ceux qui coopèrent en amont, à savoir les bailleurs de fond et les fournisseurs de matériel. Et bien sûr, les attentes et les interdits de tous ceux qui interviennent dans la phase opérationnelle jusqu’au bénéficiaire, y compris, dans certains cas, ceux du passeur ou du chamelier.
Ces exigences sont-elles inconciliables ?
Pas forcément mais elles sont souvent mal formulées. En réalité, la diversité, de nos interlocuteurs pose moins de problèmes que leur capacité à formaliser des attentes précises en matière de design. Ne serait-ce que dans un simple un cahier des charges.
Normal, d’ailleurs, car les acteurs opérationnels comme les ONG ont une culture et un mode de financement qui s’inscrit dans une logique d’urgence. Ce qui n’incite pas, disons-le, à investir dans des projets de Recherche et Développement, à moyen et long terme, que les bailleurs de fond pourraient, en outre, désapprouver.
S’agissant enfin des fournisseurs de matériels humanitaires, l’interface n’est pas moins compliquée. Hormis quelques industriels qui se sont spécialisés dans l’action humanitaire, la plupart des fournisseurs du secteur n’ont pas d’approche spécifique de ce marché et certains même ignorent même qu’ils l’approvisionnent.
Comment innover, dans ces conditions ?
Soyons honnête, cependant, la « tyrannie » de l’urgence qui s’exerce sur les acteurs opérationnels ne les empêche pas de faire systématiquement le bilan de leurs interventions et de conduire une réflexion commune sur l’amélioration de leurs équipements et la conception de nouveaux matériels.
La demande de design humanitaire existe bel et bien et nous pouvons nous appuyer, pour y répondre, sur une expertise collective. Notre mission est donc de la formuler, à travers un projet qui s’inscrit nécessairement dans trois phases : répondre concrètement à un besoin, dans l’urgence, prévoir les impacts sociaux et environnementaux, lors la phase de transition et, préparer, dans la mesure du possible, la phase de reconstruction.
Cette démarche, en trois temps, s’applique à un vaste champ de produits utilisés pour la santé, l’éducation, l’alimentation, l’habitat et la gestion de l’eau…
Quelle est la place des bénéficiaires de l'aide humanitaire dans cette démarche ?
Elle est évidemment centrale mais ne s’exprime pas de la même manière à chaque étape. Au cœur de la crise, les victimes déplacées, sans abri, dépourvues de presque tout, sont inévitablement complètement dépendantes des acteurs humanitaires. C’est donc à ces derniers de définir les exigences de base du produit à concevoir. Notre rôle, à ce stade, est de les aider à ne pas tout sacrifier à l’efficacité immédiate en anticipant la manière dont les bénéficiaires vont s’approprier les produits distribués et leur impact à moyen terme sur l’environnement et les modes de vie.
En somme, c'est une forme d'éco-design ?
Pas du tout. L’éco-design tel qu’il est pratiqué dans les pays industrialisés est une problématique de riches, vivant dans une société d’abondance et menacés par les effets négatifs de cette abondance. Elle repose principalement sur l’idée de recyclage, avec ses infrastructures dédiées. Rien de tel lors des crises humanitaires. Le plus souvent, ces infrastructures font défaut et, lorsqu’elles existent, elles sont détruites ou largement défectueuses.
Dans ces situations où la pénurie domine de manière permanente ou circonstancielle, la réutilisation doit primer sur le recyclage. Deux de nos projets récents illustrent cette règle.
Le premier nous a conduits à reconsidérer le conditionnement d’aliments thérapeutiques prêts à l’emploi (ATPE) de la société Nutriset. Au lieu d’envisager un improbable recyclage des cartons, nous en avons proposé un nouveau qui, en plus de satisfaire aux contraintes sévères de la logistique d’urgence, peut être réutilisé comme brique pour construire des parois isolantes ou comme sommier pour protéger les personnes dénutries très sensibles au froid.
Pour le second, nous proposons tout simplement de remplacer le carton d’emballage des batteries de cuisine du CICR par un container en plastique utilisable durablement par les familles.
Quel rôle les plastiques ont-ils, en général, dans votre démarche ?
Il est très variable comme le montrent le deux premiers exemples car, dans le contexte de l’action humanitaire, ce sont des matériaux très ambivalents.
Nous constatons par exemple que lorsque les urgentistes quittent le terrain après avoir accompli leur mission, ils sont souvent obligés d’abandonner des déchets dont l’élimination est, de ce fait, confiée aux personnes qui prennent le relais.
Dans ces conditions, je considère que l’utilisation et l’introduction de plastiques, avec le matériel d’urgence humanitaire, engagent la responsabilité des fabricants et des concepteurs de ces produits.
Rien n’interdit, par principe, l’usage de matières plastiques et il s’impose d’ailleurs parfois comme dans le cas de notre batterie de cuisine.
Mais dans tous les cas, ce choix doit prendre en considération, plus encore que dans les pays industrialisés, la capacité des populations à assurer la fin de vie, au sens large, des produits et de leurs emballages sans dommages pour la santé et l’environnement.
POUR EN SAVOIR PLUS
www.humanitariandesignbureau.com/
Photos : Humanitarian Design Bureau