Chaque conflit constitue un redoutable banc d’essai pour évaluer les choix technologiques
Quel rôle occupe la recherche sur les matériaux dans le domaine de la défense ?
La thématique des matériaux avancés occupe aujourd’hui une place centrale dans la recherche militaire. Dès lors qu’on envisage la manière dont les armées se structurent en fonction des technologies il est impossible de négliger cet aspect. L’évolution des matériaux destinés aux blindages et aux systèmes de protection en général est, par exemple, une préoccupation majeure de beaucoup d’organisations militaires.
Dans cette optique défensive, l’introduction de nouveaux matériaux, la requalification d’autres, comme les plastiques, sont la clé du renouvellement des systèmes d’armes actuels. Ces derniers sont encore largement dominés par des équipements à dominante métallique, conçus dans les années 80, à la fin de la Guerre Froide, pour des assauts de forces symétriques.
Qu'est ce qui remet en cause cette génération de blindage ?
C’est, pour résumer, ce qu’on appelle « la menace asymétrique » ! Ce concept est le fruit de l’expérience des armées occidentales en Irak et en Afghanistan où des véhicules blindés, y compris les plus récents, se sont révélés vulnérables à des engins explosifs improvisés (EEI).
Conçus pour l’assaut frontal contre des engins du même type sur le théâtre d’opération centre européen, les blindés anglais ou américains ont montré leurs limites face à des mines artisanales. Pire encore, la confiance excessive dans l’électronique et les technologies de l’information affichée dans les années 90 a conduit à concevoir et à engager sur ces terrains des véhicules très sophistiqués mais plus légers et donc vulnérables qu’il a fallu doter, en urgence, de sur-blindages et autres protections. Dans les deux cas, la volonté de ne pas renoncer à la mobilité opérationnelle a conduit à se tourner vers de nouveaux matériaux pour traiter ces points sensibles, notamment les matériaux composites.
Ces nouveaux choix technologiques sont-ils durables ?
Assurément ! Les conflits constituent un redoutable banc d’essai pour évaluer les choix technologiques des industries militaires et les concepts stratégiques qu’ils tendent à privilégier. Et à les réorienter, le cas échéant.
L’approche de l’Agence Européenne de Défense est, à cet égard révélatrice car elle permet de souligner les priorités envisagées dans un contexte de faible intégration stratégique, au niveau communautaire et de baisse des dépenses militaire, au niveau national.
Or, dans ce contexte peu propice à la dispersion, on constate qu’un programme de catégorie A, c’est-à-dire ouvert à tous les États membres, concerne « les technologies et concepts innovants » et la recherche sur les matériaux avancés, notamment les composites et les polymères adaptatifs, nanostructurés ou non.
Quelles sont les conséquences sur le plan doctrinal de cette approche ?
Cette diversification des matériaux, de leur hybridation en vue de concevoir des matériels polyvalents inspire des concepts stratégiques nouveaux, basés eux aussi sur la polyvalence et la conjonction des forces.
L’idée par exemple que les conflits majeurs à venir se dérouleront dans des zones littorales dans le cadre d’opérations côtières et amphibies conduit à configurer les futurs navires de surface en ce sens, sur la base de nouveaux matériaux conjuguant la résistance et la furtivité tout en assurant une relative autonomie.
S’agissant des polymères, en particulier, ils sont sans doute appelés à jouer un rôle majeur dans les approches stratégiques fondées sur la furtivité. C’est déjà le cas pour l’avionique.
L’industrie militaire mène actuellement des recherches très poussées sur les polymères pour concevoir de nouveaux missiles conventionnels - entendez par là non nucléaire – totalement furtifs voire invisibles et dotés d’une puissance de pénétration et de destruction accrue.
Cette sophistication a des conséquences bien plus lourdes que le développement des drones qui restent des engins de reconnaissance reconvertibles, le cas échéant, pour des frappes sur des cibles d’opportunité, ponctuelles et limitées. Pour certains analystes, y compris au sein des institutions militaires, la furtivité quasi-parfaite des systèmes de frappe occidentaux a ses limites. Non pas sur le plan technologique où l’on peut toujours conserver son avance mais parce qu’elle implique nécessairement des mesures de rétorsion asymétriques ! Bref, cette suprématie technologique est une formidable incitation aux actions terroristes, à la diffusion de bombes sales, chimiques ou radioactives et autres armes de destruction non conventionnelles…
Les industries d'armement se désinteressent-elles pour autant des conflits classiques entre Etats ?
Evidemment pas. Mais les risques qu’impliquent les ruptures technologiques liées à l’avènement de nouveaux matériaux stratégiques sont d’une nature différente. Leur développement hors du cadre des accords de contrôle réciproque mis en place pendant et à la fin de la Guerre Froide supprime les garanties d’un relatif équilibre des forces conventionnelles. Ce qui encourage la défiance et donc l’hostilité entre les grandes puissances…
Très orientée sur la furtivité, cette nouvelle course aux armements est de nature à alimenter la suspicion entre des décideurs et des diplomates qui ne partageraient plus aucune conception stratégique.
C’est pourquoi, par exemple, s’agissant des enjeux stratégiques liés à l’usage de matériaux nanostructurés dans les systèmes d’armement, certains experts pensent qu’il faut les inclure dans le cadre des accords de contrôle encore en vigueur. D’autres suggèrent, au contraire qu’il convient de créer de nouveaux cadres de négociation.