L'art d'exploiter l'inattendu
Savoir être opportuniste
En pleine période des vœux, que souhaiter aux chercheurs scientifiques ? De trouver ce qu’ils cherchent bien entendu. Mais pourquoi ne pas leur souhaiter de découvrir ce qu’ils ne cherchent pas ? Car, si la curiosité, la rigueur et le savoir sont des qualités essentielles à tout chercheur, la maladresse et les hasards ne sont pas dénués d’intérêt. En effet l’histoire des sciences est particulièrement riche de découvertes faites par hasard ou, mieux encore, par accident. Cependant, en se penchant d’un peu plus près sur ces découvertes fortuites, on s’aperçoit bien vite que l’aléa ne fait pas tout et, si chance il y a, les chercheurs ont su l’exploiter pour créer ce à quoi ils ne s’attendaient pas. Cela porte même un nom : la sérendipité
Une petite coupure pour l'homme, un pas de géant pour l'humanité
Le Celluloïd est considéré comme le premier polymère artificiel de l’histoire. Son origine remonte à la guerre de Sécession aux Etats-Unis (1861-1864) en plein blocus économique imposé par les États du Nord aux États du Sud. Parmi les produits concernés, on trouvait l’ivoire qui entrait dans la fabrication des boules de billard, un jeu très populaire à l’époque malgré la guerre qui sévissait ! Voyant son industrie menacée, la société Phella et Collender, un fabricant d’accessoires de billard, a alors l’idée de lancer un concours récompensant celui qui trouverait un substitut à cette matière désormais interdite. John Wesley Hyatt, un jeune inventeur, se lance dans la recherche en utilisant du nitrate de cellulose. Arrive un drame, il se coupe un doigt… Alors qu’il se soigne, il se rend compte que le collodion – un antiseptique de l’époque –, qu’il a renversé accidentellement sur sa préparation, a fait durcir l’ensemble.
Persuadé de tenir là l’idée du siècle, il poursuit ses recherches. Il lui faudra tout de même sept années supplémentaires pour trouver la solution en ajoutant du camphre. Le Celluloïd est né et va ouvrir la voie à ce que l’on appellera un peu plus tard les matières plastiques.
L’histoire se répète deux décennies plus tard. Hilaire de Chardonnet, un scientifique français, est chargé d’une étude sur une maladie qui frappe les vers à soie. Ne trouvant pas de remèdes, il se demande s’il ne serait pas plus simple de mettre au point une fibre artificielle en vue de remplacer la soie. En regardant de plus près les vers, il constate qu’ils sécrètent un liquide qui se durcit lorsqu’il est exposé à l’air. Il imagine alors pouvoir transformer la cellulose de bois en un liquide qui aurait les mêmes caractéristiques… en vain. Lui aussi, par accident renverse du collodion sur sa solution. Au lieu de se maudire pour sa maladresse, il observe ce mélange qui peu à peu se transforme en une pâte qu’il est possible d’étirer pour la transformer en fibres. Dans la foulée, il dépose un brevet qui fera sa fortune ! Baptisée soie artificielle puis viscose, cette fibre est encore très largement utilisée aujourd’hui aussi bien pour les vêtements que pour les toiles qui tapissent l’intérieur des pneus.
Une épouse soupçonneuse
Difficile de savoir si l’histoire est vraie…
Criblé de dettes suite à la retentissante faillite de sa quincaillerie, Charles Goodyear cherche un moyen de rembourser ses créanciers et de subvenir aux besoins de sa famille. Il s’intéresse au caoutchouc, un matériau encore instable selon la température. Seul problème, il a promis à son épouse de chercher un « vrai travail » et s’est engagé à ne plus faire d’expériences scientifiques chez eux… C’est donc au nez et à la barbe de sa femme qu’il poursuit ses recherches. Soupçonneuse, cette dernière l’épie. Alors qu’elle entre à l’improviste dans l’atelier, le pauvre Charles a juste le temps de dissimuler l’ensemble de son matériel à base de latex et de soufre dans le poêle à charbon. Une fois son épouse repartie, par dépit, il balance par la fenêtre sa jolie mixture, qui atterrit dans la neige.
C’est en la récupérant qu’il s’aperçoit qu’elle a pris la consistance d’un cuir brûlé et qu’une ceinture noire étanche et élastique s’est formée. Goodyear vient de découvrir la vulcanisation.
Les Christophe Colomb des polymères
On connaît tous l’histoire de Christophe Colomb, ce marin génois qui, cherchant une route vers les Indes, allait découvrir l’Amérique. C’est même très souvent l’une des plus belles illustrations pour expliquer la sérendipité ! A la fin du XIXe siècle, Hans von Pechmann, un chimiste allemand, s’intéresse au gaz éthylène. Son idée est de tester l’effet de la combinaison de la pression et de la température sur ce gaz. L’expérience faite, il s’aperçoit qu’il reste au fond du récipient un résidu blanchâtre. Curieux, il demande à des collègues d’analyser cette pâte cireuse. En scrutant la matière, ils reconnaissent une longue chaîne de méthylène. En toute logique, ils baptisent cette matière polyéthylène (PE). Une jolie découverte ! Seul problème, personne n’a la moindre idée de ce à quoi elle peut servir. Trente ans plus tard, des chimistes de la société ICI effectuent le même type de test et… parviennent aux mêmes résultats.
Seule différence, ils voient dans ce résidu un matériau révolutionnaire aux très fortes capacités d’isolation électrique. Produit en quantité, il a notamment servi à isoler les premiers radars aéroportés donnant un avantage décisif aux Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale.
Dans le monde de la science, les exemples de sérendipité sont nombreux et font bien souvent la joie des amateurs d’anecdotes. Mais la petite histoire rejoint bien souvent la grande. C’est ainsi que, à seulement 27 ans, Roy Plunkett, un chimiste travaillant pour une filiale de DuPont de Nemours, va faire une découverte qui près de quatre-vingts ans après est toujours largement usitée. En 1938, Roy Plunkett effectue des recherches sur des fluides réfrigérants. Il pense à faire refroidir un gaz, du tétrafluoroéthylène, dans de la neige carbonique. Il enferme le tout dans un cylindre et attend quelque temps pour voir ce qui se passe. Surprise, lorsqu’il ouvre le récipient, le gaz a disparu. Il a polymérisé et s’est transformé en polytétrafluoroéthylène (PTFE), une résine extrêmement glissante et hautement résistante aux produits chimiques comme à la chaleur. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce nouveau matériau connaît sa première application en entrant dans la conception des joints d’étanchéité de la bombe atomique américaine. Puis, dans les années 1950, ce polymère, désormais désigné par son nom de marque Teflon®, est couramment utilisé dans les secteurs de l’électronique, de la chimie et de l’automobile. Le marché du Teflon® bénéficie d’une expansion fulgurante dans les années 1960 lorsqu’il est utilisé de façon presque systématique pour les ustensiles de cuisine anti-adhésifs.
Nylon : une origine encore discutée
L’invention du Nylon n’est en rien liée aux aléas de la recherche. Cependant, l’origine de son nom fait encore aujourd’hui l’objet de multiples rumeurs, et pour cause, Wallace Carothers, son inventeur, s’est suicidé avant de baptiser son invention. Pour les uns, le mot Nylon provient de NY (New York) et LON (London), ou encore des prénoms des épouses de l’équipe des inventeurs. Soucieux de commercialiser sa découverte, DuPont de Nemours propose le nom Norun (« ne s’effile pas »). Pour éviter un risque de publicité mensongère, le terme est changé en Nuron puis Nylon. Cette version officielle de DuPont est aussitôt détournée par quelques plaisantins en « Now You Lose Old Nippons » (« Maintenant vous avez perdu, vieux Japonais »), avec un succès tel que DuPont achètera en 1941 des pages de publicité dans un journal japonais pour y démentir cette étymologie insultante.
Dans les faits, il est quasiment avéré que le nom Nylon a bien été créé de l’acronyme formé par les initiales des prénoms des épouses des cinq chimistes de DuPont qui contribuèrent à la découverte du textile : Nancy, Yvonne, Louella, Olivia et Nina.
Quand un nettoyant de papier peint fait la fortune d'un fabricant
La pâte à modeler Play-Doh fait depuis les années 1960 la joie de nombreux enfants dans le monde entier. Et pour cause, elle n’est pas toxique, pas grasse et est agréable au toucher… Mais que contient-elle exactement ? Difficile à dire, sa composition étant un secret industriel. Mais là n’est pas la question. Cette pâte a été mise au point en 1927 par un fabricant de produits de ménager pour nettoyer le papier peint encrassé par les poêles à charbon. Dans les années 1950, le charbon laissant progressivement place au fuel, les ventes s’effondrent ! Mais tout n’est pas perdu : l’un des commerciaux du distributeur s’aperçoit que dans les écoles on se sert de son « savon » comme pâte à modeler. Il décide alors simplement de repositionner son produit et de le décliner en différentes couleurs. Le tour est joué. On estime aujourd’hui que près de 700 millions de boîtes ont été vendues à travers le monde.
Que faire d'une colle qui ne colle pas
Début des années 1970, Spencer Silver est chimiste dans les laboratoires de la société 3M. Cherchant de nouvelles formules pour des colles, il en trouve qui se caractérisent par leur pouvoir adhésif plus que limité. Chez 3M, personne ne sait quoi faire de ces colles qui ne collent pas. Silver décide de ne pas mettre son invention au rebut et d’en parler autour de lui, au cas où quelqu’un lui trouverait une application. Quelques années plus tard, en 1974, un de ses collègues, Arthur Fry, est face à un véritable casse-tête. En effet, le marque-page qu’il utilise à l’église pour repérer ses psaumes n’arrête pas de tomber. Il pense donc à la colle inutile mise au point par son ami Spencer. Il en applique sur un morceau de papier et s’en sert comme d’un marque-page qu’il peut enlever et déplacer à souhait sans abîmer son livre de cantiques.
Rapidement, Fry se rend compte que sa trouvaille peut avoir des applications bien plus diverses que celle de simple marque-page ! Il réussit à convaincre son employeur, et 3M dépose la marque Post-It dès la fin des années 1970. C’est aujourd’hui l’un des équipements de bureau les plus utilisés au monde.
Un matériau révolutionnaire découvert par erreur et...
L’histoire raconte que tout aurait commencé en 1974, lorsqu’un jeune étudiant coréen de la Tokyo Metropolitan University, au Japon, alors sur le point de préparer du polyacétylène (un polymère organique), se serait trompé dans les dosages. ne maîtrisant pas les subtilités de la langue japonaise, il aurait mal interprété les consignes de synthèse et commis une erreur (d’un facteur de 1 à 1 000 tout de même !) dans le dosage d’un des réactifs. Résultat : au lieu de voir apparaître de la poudre noire, forme habituelle du polyacétylène, il aurait vu se former une jolie pellicule argentée. Le premier film de polyacétylène était né ! Plutôt confus face à sa méprise, le jeune étudiant était encore très loin de se douter que sa « découverte » allait générer une multitude de parutions dans les revues scientifiques et aboutirait, presque trente ans plus tard, à un prix Nobel de chimie.
...Récompensés par un prix Nobel
Par chance, ce laboratoire universitaire était alors dirigé par Hideki Shirakawa, lequel décida d’étudier d’un peu plus près ce film plastique d’un genre nouveau plutôt que de le jeter à la poubelle. Il présenta donc cette trouvaille lors de différents congrès, qui ne manqua pas de susciter la curiosité du chimiste Alan MacDiarmid et du physicien Alan Heeger, tous deux enseignants à l’université de Pennsylvanie (Philadelphie) qui travaillaient depuis quelque temps sur la conduction électrique des matériaux non métalliques. Supposant que ce nouveau matériau pouvait révéler des propriétés intéressantes dans le domaine de la conduction électrique (notamment grâce à la structure chimique particulière du polyacétylène), Alan MacDiarmid proposa à Hideki Shirakawa de rejoindre son équipe. Les voies du Nobel étaient ouvertes… Celui-ci vint effectivement récompenser les trois scientifiques en 2000 pour leur découverte des polymères conducteurs.