Des polymères pour reproduire les qualités adhésives des pattes du Gecko
En quelques mots, pouvez-vous présenter votre parcours académique ?
J’ai suivi une formation universitaire qui s’est conclue par un doctorat en génie mécanique. Depuis 2014, j’enseigne et effectue des recherches à la Georgia Tech. Mon domaine d’expertise est la tribologie, une science technologique qui étudie les effets induits par deux systèmes (ou matériaux) immobiles ou animés entrant en contact. La tribologie s’intéresse donc aux phénomènes de frottement, d’usure ainsi que de lubrification.
Le Tribology & Surface Engineering Lab, mon laboratoire, se consacre exclusivement à cette science. Une partie de notre travail a des applications très concrètes pour de nombreuses industries, notamment celles du secteur mécanique. Il va de soi que la connaissance des matériaux est indispensable ! Nous consacrons une autre partie de notre travail à la recherche fondamentale et à la mise au point de nouveaux matériaux susceptibles de faire évoluer la science.
Comme de nombreux laboratoires, vous êtes fascinés par les pattes du gecko, ce petit lézard qui s’accroche partout. Reproduire ses caractéristiques semble être le graal pour de nombreux chercheurs… Quelles en sont les raisons ?
Cet animal est capable de marcher sur un plafond ! Certes, il est loin d’être le seul et d’autres lézards le font aussi bien et je ne parle pas des insectes. Mais il est le seul à supporter, sans se décrocher, un poids de plus de 40kg alors qu’il pèse moins de 100g. Cela s’explique par la nature de ses doigts, composés de millions de poils de kératine dont le diamètre à la base n’est que de quelques microns. A leur extrémité, ces poils se scindent en poils encore plus fins qui se terminent par une structure en spatule. A l’échelle moléculaire, une force entre en jeu, celle de Van der Waals. Très schématiquement, il s’agit d’une force capable de lier entre eux des atomes ou molécules. Bref, le secret du gecko repose donc sur la structure microscopique de ses poils qui interagissent avec les surfaces à un niveau intermoléculaire. Selon l’orientation que l’animal donne à ses poils, ceux-ci adhèrent ou se décrochent. C’est ce qui lui permet d’avancer sur un plafond.
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Pouvez-vous nous dire depuis combien de temps vous travaillez sur le sujet ?J’ai approché la recherche sur la tribologie en biologie et en bionique dès 2004, lorsque j’ai commencé ma formation postdoctorale à l’Institut Max Planck à Stuttgart, en Allemagne, pour la recherche sur les métaux. Nous y avions étudié des microstructures adhésives en forme de champignon artificiel inspirées des poils d’attache fibrillaire chez les coléoptères mâles. C’est un sujet que je n’ai jamais lâché depuis. |
Aujourd’hui, grâce aux polymères souples, vous avez réussi à reproduire les poils de la patte de gecko. Comment vous y êtes-vous pris ?
Brièvement, nous mélangeons différents polymères souples mais capables de durcir avec le temps (un peu comme de la simple pâte à modeler qui durcit sous l’action de l’air). Nous plongeons ensuite des lames de rasoir dans ce mélange alors en phase de durcissement, puis les retirons en étirant le polymère pour dessiner de multiples petites stries. Elles reproduisent les poils du gecko à l’échelle du micron qui est une condition sine qua non pour faire adhérer un matériau par la force de Van der Waals.
Cette solution d’étirement via des lames de rasoirs est plus économique que si nous avions dû élaborer un moule et surtout bien plus efficace car l’opération de démoulage peut toujours venir perturber la qualité de surface du polymère. |
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L’une des grandes innovations de notre méthode est qu’avec un peu de matériel facile à rassembler, il serait possible de fabriquer ce nouvel adhésif dans une simple cuisine, nul besoin d’être dans une salle blanche.Il est donc à la portée de chacun ou tout du moins à la portée de nombreux industriels.
Quels polymères avez-vous utilisés ?
Jusqu'à présent, nous avons utilisé une combinaison de PVS (polyvinyl siloxane), un polymère qui sert notamment au moulage dentaire, du PDMS ou diméthicone (polydiméthylsiloxane), un polymère qui peut être liquide comme de l’eau ou avoir la densité d’une gomme selon son degré de polymérisation et qui entre dans la composition de caoutchoucs silicone, et enfin du polyuréthane (PU), un polymère bien connu notamment pour ses mousses. Mais je tiens à dire que d’autres élastomères souples peuvent également être utilisés.
Quelles ont été les principales difficultés que vous avez rencontrées ?
Elles ont été très nombreuses et il nous a fallu de longs mois, voire des années pour les lever. Bien que notre méthode soit plus simple que celle par moulage, la développer a pris un an. Nous devions trouver le bon polymère, le bon temps de trempage des lames, la bonne forme à donner aux stries ; ensuite, il fallait donner vie au modèle théorique développé par ordinateur. C’était loin d’être une sinécure tant les paramètres à contrôler étaient nombreux : viscosité, température du polymère, vitesse d’introduction et de retrait des lames… Nous avons encore une marge de progression et travaillons actuellement sur l’élasticité à donner à notre polymère afin d’en améliorer les performances. Son élasticité est très importante, car c’est grâce à l’effet de cisaillement* qu’il adhère, ou pas !
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Quelles seront les applications industrielles de votre travail ?
En premier lieu, je pense à des bras de robots qui évoluent dans un environnement industriel de haute précision, comme c’est le cas pour la fabrication de microprocesseurs. La manipulation d’une puce électronique est très délicate. Actuellement, ces bras de robots ont des « mains » en céramique qui utilisent des préhenseurs à vide d’air pour manipuler les plaquettes de silicium. Avec l’usure due au frottement, la céramique libère des particules susceptibles de contaminer la plaquette, pouvant entraîner des défauts de lithographie. L’utilisation d’une main fabriquée avec notre « polymère pied de gecko » serait préférable, car elle ne s’effrite pas et ne peut donc endommager les plaquettes.
Ce matériau pourrait également servir à fixer un tableau sur un mur ou tout type de petit objet au plafond. Les applications sont nombreuses, tant pour les industriels que pour les particuliers.
* État de contrainte interne d’une structure, dans lequel chaque partie a tendance, sous l’effet de forces de sens contraire, à glisser par rapport à la partie voisine.