Bâtir la ville à l’image d’un récif corallien
En quelques mots, quelle est l'histoire de l'agence Lava ?
L’agence a été fondée en 2007 par trois architectes : Alexander Rieck, Tobias Wallisser et moi-même. Nous avions déjà une très large expérience pratique mais aussi dans les domaines de la recherche et de l’enseignement. Une première rencontre s’est faite entre Tobias Wallisser et moi-même lors de la Biennale de l’architecture à Venise en 2004 où nous devions tous les deux recevoir un prix pour nos travaux : lui pour le musée Mercedes-Benz de Stuttgart et moi pour le Watercube de Pékin. Alexander Rieck a rejoint notre association un peu plus tard. Son travail révolutionnaire pour l’institut Fraunhofer de Stuttgart nous a particulièrement séduits, et sa philosophie correspondait parfaitement à notre vision de l’architecture. Depuis lors nous avons ouvert des bureaux à Stuttgart, Berlin et Sydney et travaillons notamment sur des projets en Asie, au Moyen-Orient et en Allemagne. Nous estimons qu’avec notre réseau international nous pouvons intervenir partout dans le monde.
Vous vous définissez comme un Think Thank en architecture. Quelles sont vos différences avec les autres agences ?
Beaucoup d’agences suivent un modèle très traditionnel de la pratique de l’architecture : il y a un seul maître à bord et c’est lui qui détient le savoir. Il est généralement encore très attaché à son rouleau de papier et à sa mine de crayon. Cette conception très verticale du travail en agence est à l’opposé de la nôtre, car nous pensons qu’elle nuit au processus de création… Nous sommes au XXIe siècle, dans une époque où le numérique est roi ! Avec les moyens techniques dont nous disposons aujourd’hui, il n’est pas si compliqué de fonctionner en réseau international. Cette notion de réseau est primordiale pour notre travail car elle nous permet de gagner en flexibilité et de rester informés sur les dernières innovations de notre secteur.
Justement, l'innovation semble être l'une de vos raisons d'être. Est-ce bien le cas ?
Nous cherchons avant tout à être des spécialistes de la bonne idée et ce, pour tous les projets sur lesquels nous travaillons. Nos activités sont multiples : un jour, nous créons un meuble ou une installation, le lendemain, nous concevons une station de vacances, et le jour suivant un stade en Ethiopie. Nous croyons que la façon dont nous travaillons est un modèle pour l’avenir. Avec les nouvelles technologies, le monde s’est concentré. En une dizaine d’années, les grands projets d’architecture sont devenus mondiaux. Il me semble tout à fait normal de gérer en même temps des projets à Sydney, Hong Kong, Séoul, Berlin, Milan et Addis Abeba.
Nous travaillons en étroite collaboration avec l’institut Fraunhofer en Allemagne et avec d’autres organisations qui recherchent des réponses pour l’avenir. Ils participent grandement à notre image de marque et à nos nombreuses victoires lors de compétitions. Ils nous aident à repousser les limites de la conception ! Par exemple, nous nous sommes dernièrement appuyés sur des travaux concernant l’essaimage. Ainsi, nous avons utilisé des algorithmes basés sur ces principes pour créer un itinéraire optimisé lors de la conception d’une salle d’exposition commerciale pour Phillips.
Nous sommes tous les trois enseignants, ce qui nous permet « d’injecter » en permanence de jeunes talents dans notre réseau. Nous aimons travailler avec des experts de différents domaines tels que l’environnement durable, les sports, l’éclairage, le lieu de travail, le marketing, l’ingénierie, etc. Ces nombreuses collaborations nous maintiennent frais et curieux !
Quelle est votre vision de l'architecture et de l'urbanisme dans les années à venir ?
A l’instar de la nature, un projet architectural ou d’urbanisme est un espace réunissant différents systèmes intelligents. Nous pourrions prendre comme métaphore un récif corallien. Au départ, il ne s’agit que d’un simple rocher qui peu à peu va être colonisé. Chaque individu, même s’il a un comportement qui lui est propre, va interagir en symbiose avec les autres. Au final, c’est l’addition de l’intelligence de chaque entité qui va fournir l’intelligence globale du système. En termes d’urbanisme, chaque petite maison crée son propre espace, chacune utilise de l’énergie de façon différente, produit ou absorbe de la chaleur, de l’humidité, etc. Une ville est la multiplication de ces microsystèmes. Sa pérennité repose sur l’intelligence de sa symbiose.
Nous croyons donc que l’avenir d’une ville ne repose absolument pas sur la déclinaison de bâtiments plus ou moins identiques. Bien au contraire ! A l’image du récif, ils doivent avoir des fonctions différentes pour pouvoir interagir et se connecter entre eux. C’est bien aux architectes urbanistes de trouver les solutions, surtout dans un monde où les ressources s’épuisent. Nous devons aujourd’hui faire mieux avec moins. Pour nous, le récif corallien est un excellent exemple car il sait mettre à profit les ressources de l’eau, du soleil et même de l’air pour permettre à chaque individu qui le compose de vivre en harmonie.
En 2010, vous proposiez d'emballer les immeubles vieillissants, notamment l'UTS Tower de Sydney. Quels sont les matériaux de cette structure ?
Effectivement, et nous avons même été primés pour ce projet. Ce bâtiment était en bout de course et il était promis à la démolition. Nous avons préféré lui donner une nouvelle vie en « l’emballant » d’une sorte de peau polymérique. Comparé à une opération démolition / reconstruction, ce process est particulièrement efficient : il est non seulement plus économique mais aussi plus écologique. En tendant cette peau sur une armature métallique pour lui donner la forme de notre choix, nous sommes passés d’un bâtiment vieux et démodé à quelque chose de très fort visuellement. Le cocon translucide permet au bâtiment de créer son propre microclimat. Il peut générer sa propre énergie par l’ajout de cellules photovoltaïques, recueillir l’eau de pluie, canaliser le vent pour créer des puits d’aération ou encore orienter la lumière naturelle pour la faire entrer de la meilleure façon qui soit à l’intérieur.
Enfin, même si les LED intégrés en font un bâtiment iconique pour la ville, nous n’avons pas pour autant souhaité en faire un monument.
La tour a été emballée dans une membrane composite fabriquée par l’entreprise Ferrari avec laquelle nous travaillons. Cependant, nous n’estimons pas être de simples clients car nous n’hésitons pas à remettre en question leurs produits pour les améliorer. Ainsi nous cherchons actuellement le moyen d’y intégrer de discrètes cellules solaires ou encore de les rendre autonettoyants.
En quoi vos réalisations sont-elles écologiques ?
Nous aimons nous inspirer de la nature et de ses processus symbiotiques pour rendre nos bâtiments écologiques. Nous avons pour principe de tout mettre en œuvre afin de comprendre la nature et ses formidables réalisations géométriques comme les bulles, les toiles d’araignée ou encore les coraux. Nous cherchons à modéliser informatiquement les grands systèmes naturels, notamment ceux qui évoluent sans cesse. Cela s’appelle le biomimétisme.
Je souhaite revenir sur la membrane synthétique que nous avons utilisée sur la tour de Sydney. Notre ambition est que, à terme, elle se comporte comme une peau naturelle. Nous travaillons pour faire en sorte qu’elle réagisse en fonction des éléments extérieurs tels que la pression de l’air, la température, l’humidité, le rayonnement solaire et la pollution pour protéger efficacement et écologiquement l’intérieur du bâtiment.
Votre agence a été retenue pour l'aménagement du centre de Masdar, la ville futuriste de l'Emirat d'Abou Dhabi. Brièvement, quelles solutions avez-vous proposées pour contribuer à ce qui sera la première ville au monde 100% verte ?
Nous sommes très heureux que notre agence ait été sélectionnée pour l’aménagement du centre de Masdar, qui comprendra un hôtel de luxe, un centre de congrès, un complexe de divertissement et des commerces de vente au détail. Nous avons conçu ce centre, ou plutôt cet « épicentre social », comme une sorte de boucle continue, spatiale et interactive. Nous comptons faire vivre 24 heures sur 24 cette oasis du futur en mettant à profit les ressources du soleil. Ainsi, l’énergie solaire sera saisie la journée au moyen de capteurs photovoltaïques et restituée la nuit de façon très douce. Quel que soit le moment, les piétons devraient s’y sentir à leur aise. Nous cherchons aussi à rendre ce lieu le plus interactif possible pour en faire un endroit résolument moderne.
Vos parasols géants sont vraiment remarquables. Comment fonctionnent-ils ?
Ces parasols qui ressemblent à des tournesols géants ont pour vocation de rendre la place centrale vivable toute l’année, même lorsque le mercure grimpe au-dessus de 50°. Le jour, les pétales s’ouvrent et s’orientent en suivant la course du soleil pour fournir un maximum d’ombre. C’est un beau succès pour le biomimétisme puisque nous avons réussi ni plus ni moins à reproduire le principe du tournesol ! La nuit, les parasols se replient et restituent de la chaleur. Ce principe, particulièrement écologique, est une solution pour rendre habitable les zones désertiques car il peut être adapté n’importe où dans le monde. Ces structures sont fabriquées à partir d’une membrane de polytétrafluoroéthylène (PTFE) et sont équipées d’un mécanisme spécialement créé pour les ouvrir et les fermer.
Pourriez-vous donner un look organique à vos bâtiments sans les matériaux polymères et leur facilité d'usage ?
Je pense que le matériau a pour simple raison d’être ce que vous en faites. L’architecte américain Louis Kahn déclarait à ce propos : « Brique, que voulez-vous donc devenir ? » Je pourrais donc dire : « Polymères, que voulez-vous donc être, quelle forme voulez-vous donc prendre ? » Il est certain que les matériaux polymères nous simplifient la tâche tant ils permettent de créer des structures sinueuses en suivant les principes structurels de la nature. D’ailleurs le prix Pritzker a récompensé cette année l’architecte allemand Frei Otto, qui avait été l’un des premiers, dès les années 1970, à utiliser le principe de la toile tendue, notamment pour le stade olympique de Munich.
Beaucoup de nos projets utilisent ces matériaux car leur grande plasticité nous permet de jouer avec la lumière. Par exemple, lors de la conception du Greenland Display Suite à Sydney, nous nous sommes servis de la même technologie que celle utilisée pour la fabrication des bateaux et des surfs. Nous avons conçu, grâce à un logiciel de 3D, un ensemble de structures aux formes très libres. Notre projet a ensuite été directement envoyé, sous la forme de fichiers, à un atelier de fabrication pour être moulé dans un mélange de fibres de verre et de résine. Ce matériau est léger, facile à mettre en œuvre et économique, il est donc particulièrement efficace.
Autre exemple, le Watercube conçu pour les Jeux olympiques de 2008 à Pékin. Ce bâtiment s’inspire de la structure de l’eau lorsqu’elle est en état d’agrégation de mousse. Derrière un aspect chaotique se cache une géométrie stricte que l’on retrouve dans les cristaux, les cellules et les structures moléculaires. Ce résultat a été possible grâce à l’éthylène tétrafluoroéthylène (ETFE), un polymère transparent. Contrairement aux bâtiments traditionnels qui reposent sur un ensemble de poutres et de colonnes, le Watercube est monobloc.
Selon-vous, quel est le futur des matériaux plastiques ou composites dans l'avenir de l'architecture et de l'urbanisme ?
Comme les nouvelles technologies, ces nouveaux matériaux ouvrent des perspectives inédites. Ils sont souples, facilement adaptables à nos projets et surtout, ouvrent la voie vers des projets réellement écologiques. Pour l’architecture, c’est assez nouveau. Nous savons bien que les plus grands défis que nous aurons à relever dans un avenir proche concernent l’environnement. Il faut savoir qu’actuellement 50 % des émissions de carbone proviennent des bâtiments. Aux architectes de faire évoluer les choses, puisque ce sont eux qui ont les commandes en main. La nature nous offre quantité d’énergies naturelles. A nous de l’exploiter intelligemment. Sans cela, j’ai bien peur que nous vivions, dans un futur pas si lointain, l’épuisement de notre planète et donc sa fin.
Pour revenir aux matières plastiques, elles sont formidables notamment par leur résistance. Mais c’est aussi l’un de leurs gros défauts car elles se décomposent très lentement et nous n’avons pas fini de voir des plastiques dans les océans. Je pense que l’industrie plastique a, elle aussi, un défi à relever : celui de concevoir des matériaux toujours plus hi-tech mais aussi plus facilement biodégradables, avec des conceptions à base de fibres naturelles comme le maïs, le chanvre ou la noix de coco. Je crois que les populations du XXIe siècle cherchent des espaces construits qui leur rappellent la nature. Les polymères nous permettent de telles constructions qui peuvent s’inspirer de la forme des vagues, des canyons, des nuages, etc.
Enfin, vous avez imaginé une maison en plastique recyclé. pourra-t-on voir un jour ce bâtiment ?
Oui, car ce matériau a beaucoup d’avantages. Il est vert, hygiénique, non toxique, stable aux UV, à haut rendement énergétique et sait jouer avec la lumière en fonction de l’orientation qu’on lui donne. Cette maison est une vitrine de ce qui peut se faire en matière de construction passive. Cette structure légère est préfabriquée, elle peut être livrée sur son lieu d’implantation par un seul camion. Une fois la maison posée, ses structures sont simplement remplies d’eau. En plus de la protéger contre les incendies, cette eau fournira à la maison une grande partie de son énergie du fait de sa capacité à emmagasiner de la chaleur et à la restituer la nuit lorsqu’il fait plus frais. Plastiquement, cette maison est très aérienne, sa transparence fait qu’elle semble flotter et jouer avec la lumière en interagissant avec la nature qui l’entoure. Structurellement, elle s’articule autour de colonnes qui remplissent aussi la fonction de mobilier pour la cuisine ou la salle de bains.